De quoi s’agit-il et pourquoi lire « Locus desperatus », finaliste à Campiello
Ce n’est pas un roman pour tout le monde, mais il se démarque certainement parmi les cinq finalistes du Prix Campiello 2024 par son style. Locus désespéré de Michele Mari, choisi avec beaucoup de conviction, le 31 mai dernier, par le jury d’écrivains présidé par Walter Veltroni – il avait été inclus parmi les cinq au deuxième tour – compte tenu des quelque 130 pages qui le composent, on pourrait le considérer à tort comme un ouvrage facile à lire : la quantité de latinismes, mots diversement courtois, raffinés, obsolètes, parfois même incompréhensibles (avouons-le !), nécessitent la consultation fréquente d’un bon dictionnaire de la langue italienne. Bref, un roman de 130 pages, mais c’est comme si vous en lisiez un avec 200 ou plus.
Une petite croix dessinée à la craie au-dessus de la porte de la maison : le protagoniste la rencontre un matin en sortant de la maison. C’est un symbole mystérieux qu’il ne peut pas comprendre ; il essaie de le supprimer, pensant que c’est une blague, mais le lendemain il réapparaît, et ainsi de suite dans les suivants. Il reçoit sa première réponse d’étranges personnages qui semblent avoir vécu plusieurs vies, qui lui proposent un échange : quelqu’un prendra place chez lui, il devra déménager dans un autre appartement et changer d’identité par la même occasion. Tous ses objets bien-aimés, dotés d’une âme, devront décider s’ils veulent le suivre ou devenir fidèles au nouveau maître de maison (et se rendre coupables de trahison).
Michele Mari, avec son travail, explore le lien que chaque personne entretient avec son passé, au point d’en être extrêmement jaloux. Et le passé, étant donné l’incohérence matérielle des souvenirs, est témoigné par les objets. C’est précisément ainsi que commence le roman de l’écrivain milanais, avec une longue liste d’objets (mais le lecteur en rencontrera bien d’autres au cours de cette longue histoire) : « Quatre tableaux originaux de Nécrons de Magnus, deux des Dick Tracy par Chester Gould, deux des P’tit Abner par Al Capp, un Cocco Bill qui m’est dédié par Jacovitti (…) la première édition deOrtis Foscolien, celui de Chansons orphiques de Dino Campana (…) J’ai contemplé une autre beauté, m’attardant comme pour la subsumer dans mes entrailles gourmandes (…). Ce sont des livres d’un certain prestige, des œuvres raffinées, mais le protagoniste a du mal à trouver le courage de se séparer d’objets même apparemment insignifiants, mais d’une grande valeur sentimentale.
Dans Locus désespéré il y a une écriture semblable à Gaddi et donc en elle-même très difficile, des références constantes à la littérature classique moderne, des intuitions du meilleur José Saramago, une intrusion dans le double – un thème toujours si cher à la littérature – et une vision plus ou moins claire hommage à la Divine Comédie de Dante. Entre l’appartement du protagoniste et sa maison de campagne, les créatures transfigurées, les péchés capitaux et les « représailles », les références semblent répandues et assez claires. Un exemple parmi tant d’autres est Silène, « l’homme des boues », « quelque chose d’humain, comme un avortement goudronné, de la taille d’un labrador adulte », gardien de la maison à la campagne. Un être étrange qui a assumé, en partie, cette étrange composition après avoir avalé un pot entier de peinture noire. Une représaille provoquée par sa gourmandise, pourrait-on penser. La référence au Cerbère de la Comédie est immédiate : un chien à trois têtes (Silène apparaît, à sa manière, comme un chien), gardien (comme Silène) du troisième cercle de l’Enfer, par hasard celui occupé par les gourmands.
Avec une histoire surréaliste et complexe, riche en éléments magiques et ésotériques, habitée par des objets et des livres qui prennent vie pour interagir avec la personne à laquelle ils appartiennent, Michele Mari parvient à donner forme, en quelque sorte, aux pires cauchemars compulsifs. lecteurs et collectionneurs, et ouvre une réflexion : possédons-nous les livres et les objets, ou est-ce eux qui nous possèdent ?