Seules les belles histoires méritent d'être continuées, une voix ajoutée à une voix, même si l'on pourrait désormais parler d'un petit chœur pour l'œuvre de Marco Steiner.
Un roman est récemment paru dans lequel l'auteur, Steiner, met en scène le célèbre marin prattien, Corto Maltese et Irène de Boston. L'histoire d'un rendez-vous presque impossibleavec des images de Hugo Pratt (Cong ed. 2024).
Je voudrais m'attarder principalement sur le sous-titre, notamment sur le « presque » et sur « l'impossible », plutôt que de présenter le roman, les protagonistes, les affinités ou les différents pères et parrains littéraires que d'autres retrouveront : en effet, Je crois que le « presque » et « l'impossible » sont la bonne façon de connaître la littérature de Marco Steiner.
C'est précisément dans l'écart entre l'impossible et l'extraordinaire que se meut la prose de Marco Steiner, seul auteur capable de me faire (nous faire) transiter entre les deux termes synonymes. Depuis la mort d'Hugo Pratt, il était impossible (ce n'est pas possible) d'en savoir plus sur Corto, puis vient Le corbeau de pierre (2014), Outre-mer (2015), Mirages de la mémoire (2019) et l'impossible devient réel, ou si vous voulez qu'il soit extraordinaire (extraordinaire), lisez-en davantage sur Corto Maltese.
La rencontre impossible entre Irène, le voilier naufragé, et le marin Corto rappelle l'amour de loin, l'amour de Lohnde la tradition troubadour du poète troubadour français Jaufre Rudel (12e siècle). L'épisode tiré du sien est bien connu vie, la biographie anonyme. Jaufre tombe amoureux de la Comtesse de Tripoli, sans l'avoir jamais vue, pour cet amour il commence un voyage, il part en mer, car prendre la mer est toujours en soi une réponse :
« Jaufré Rudel de Blaia était un homme très courtois. Et il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli, sans la voir, à cause des bonnes choses qu'il avait entendues sur elle par les pèlerins venus d'Antioche. Et il a composé de nombreuses chansons sur elle avec de belles mélodies et des paroles simples. Et par désir de la voir, il devint croisé et partit en mer, et sur le bateau il tomba malade et fut emmené à Tripoli, dans un hôtel, comme s'il était mort. La comtesse en fut informée et elle alla vers lui, jusqu'à son lit, et le prit dans ses bras. Et il savait que c'était la comtesse, et à ce moment il recouvra l'ouïe et la respiration et remercia Dieu de l'avoir gardé en vie jusqu'à ce qu'il puisse la voir ; et ainsi il mourut dans ses bras. Et elle le fit enterrer avec de grands honneurs dans la maison du Temple ; et puis, le même jour, elle est devenue religieuse, à cause de la douleur qu'elle a ressentie à sa mort.
La poésie troubadour donc, les métaphores et les idées, bien que non infinies, ont la possibilité de s'entremêler, formant sans cesse de nouvelles histoires, différents aspects de figures anciennes, poétiques, légendaires ou mythiques.
Et Corto Maltese ? Comment agir dans un contexte qui paraît impossible avec trop d’enthousiasme ? Peut-être est-ce utile Cristina Campo, selon qui l'impossible ressemble à un palindrome : « ce double mouvement ne peut manquer d'exiger une disposition d'esprit parfaitement ascétique de la part du héros du conte de fées : il devra oublier toutes ses limites face à l'impossible. , de veiller sans relâche sur ces limites dans sa mise en œuvre » et par conséquent « le cœur lié, on ne peut pas entrer dans l'impossible ».
Pour se lancer dans cette compétition il faut oublier les limites physiques et les lois, dénouer les nœuds du cœur. Selon Sergio Givone : « Un esprit et une vision ne sont pas, comme le supposent les philosophes modernes, une vapeur nébuleuse ou un néant (…) Celui qui n'imagine pas selon des figures plus fortes et meilleures, et sous une lumière plus forte et meilleure que celle qu'il imagine. l'œil mortel et corruptible peut voir, il n'imagine pas du tout », au-delà de la nature mortelle, il existe une réalité plus réelle que la réalité, et comme nous le savons, Corto a l'habitude de rêver.
C'est une position proche de l'iconophilie, la vision (l'icône des orthodoxes) doit être considérée dans le monde hyperréel, plus réel que ce que l'on pense communément comme réel. Pour s'aventurer dans le royaume de l'impossible, il faut rappeler avec Paul Celan que « la réalité n'existe pas, il faut la chercher et la conquérir ».
Et le « presque » ? Quel rapport Marco Steiner entretient-il avec cet adverbe ? Cela a une connotation négative, dans le sens de ne pas être complet, pas complètement réalisé. S'il y a un auteur qui tend vers le « presque », c'est bien Steiner, il a la capacité de transcender le genre.
Ses œuvres en fait Pas ce sont des romans, ni des nouvelles, ni des pièces de théâtre, ni des poèmes, ou si vous préférez la formule positive, ce sont presque des romans Presque des histoires etc
Le livre Corto Maltese et Irène de Boston n'échappe pas à cette règle ; ce n'est pas un texte de théâtre (mais ça l'était), ce n'est pas un roman et ce n'est pas une bande dessinée, ce n'est pas un poème mais en même temps c'est tout cela.
Même l'histoire et les événements qui sont racontés et qui arrivent aux protagonistes ne sont pas une histoire mais « presque » une histoire.
Ici Steiner nous dit ce que Pratt n'a pas écrit, l'auteur remplit le temps indéfini avec « en attendant… », ces légendes qui, dans la bande dessinée, indiquent ce qui, à ce moment-là, dans l'économie du récit, ne peut pas être dit.
Dans cette « presque » aventure, un rendez-vous presque impossibleun navire naufragé et échoué rencontre Corto Maltese.
Qui sait si Steiner avait en tête l'essai de Massimo Donà: «L'homme, compris en termes léopardiens, semble vraiment être la réalisation complète de l'Ulysse de Dante. Et donc il peut finalement être conçu comme une figure de l'humanité irrévocablement destinée au naufrage », mais comme on sait qu'un chien de mer reprend son voyage même après un naufrage, Corto n'échappe pas à cette règle. Comme une nouvelle version du vers d'Homère «ce n'est pas Aïsa qu'ils se rencontrent mais c'est moira qu'il reprenne son voyage.
Il ne faut pas confondre Dieu et le destin, le destin est en charge de Moira, (il y en a trois) une figure avec des nuances différentes, moira peut être traduit par « partie » et « destin » est la partie qui nous affecte en tant qu'individus, tout est toujours en rapport avec d'autres destins, les destins d'autres hommes. C'est par rapport au sort d'Achille qu'Hector doit mourir maintenant.
Dans le domaine poétique, toujours en relation avec le destin, le terme est également utilisé Aïsaplus complexe que l'on peut traduire par « dû », « partie » ou « juste part », est une relation ontologique entre une personne et ce qui lui est dû, mais si la Moira est une personnification Aïsa c'est une qualité, c'est « ce qui vous est dû ».
Quand Hermès se rend chez Calypso pour lui ordonner de laisser partir Ulysse, il lui adresse ces mots : « ce n'est pas Aïsa qu'il meurt sur cette île loin de son peuple, mais c'est moira qu'il revient à eux, à la haute demeure », et Corto Maltese, avec l'épisode du manque de ligne de fortune, me fait toujours penser à ces vers deOdysséeune relation dynamique entre Aïsa Et la mort, entre ce qui lui est dû et la limite ultime. Par un geste, traçant seul la ligne de la fortune, vous agissez sur ce qui est dû et repoussez l'inévitable.
Pour cette raison, il ne sera jamais intéressé de savoir ce que disent les cartes de Bocca Dorata, la limite finale est fixée mais avec mon action je peux la tergiverser, « tu es toujours sur tes gardes, n'est-ce pas Corto ? », « Je vais essayer, Bocca Dorata, je vais essayer », tout comme il ironise envers Vita Lunga, le sage qui lit son destin dans le Livre des Mutations « la fille qui se marie porte malheur », « je m'en souviendrai ».
Son action de tracer la ligne de fortune lui donne la conscience de pouvoir toujours agir de sa part (Aïsa) sans éviter la limite ultime (moira), «reste près de moi pour avoir de la chance».
Dans ce rendez-vous presque impossiblele lecteur trouvera ce qui n'a pas pu être dit dans le temps « presque » qui s'écoule entre une aventure et une autre de Corto Maltese, ce qui se passe « presque » entre Corto et Raspoutine, entre Corto et Bocca Dorata, entre Marco Steiner et Hugo Pratt. .
Corto Maltese et Irène de Boston
Marc Steiner
Éditions Cong
ISBN : 9788894779608
Éditions Cong
Page 144 – 17,50 €