"J’aurais pu être un terroriste et personne ne m’a arrêté"

Alexis Tremblay
Alexis Tremblay

La suspension de l’accord de Schengen et la fermeture conséquente des frontières entre la Slovénie et l’Italie sont un bluff. Les contrôles aux petits passages n’existent pas et les migrants venant de la route des Balkans savent que pour arriver à Trieste, il suffit de marcher – comme ils l’ont toujours fait – dans les bois derrière la ville. J’ai parcouru les 70 kilomètres qui séparent la Croatie de notre pays, dans la région nord-est de l’Istrie. Pas même l’ombre d’un policier ou d’un garde-frontière aux frontières. La fermeture des frontières, décidée par le gouvernement italien après l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, est une imposture qui ne se manifeste qu’au moment du franchissement des principaux postes frontaliers. Pourtant, outre la prétendue menace terroriste qui plane dans les Balkans, l’une des raisons de cette décision était la volonté de réduire – ou du moins de tenter de dissuader – le flux migratoire (sur la photo ci-dessus, le journaliste de Libremedia.ca, Nicolò Giraldi, pendant le voyage de la Croatie à Trieste – photo Giovanni Aiello-TriestePrima).

Mais lorsqu’il s’agit de frontières qui séparent forêts et clairières, il n’y a presque jamais personne pour contrôler les migrants. Avant d’arriver en Italie, la police slovène m’a intercepté à deux reprises, dans les bois derrière Val Rosandra. Le premier se trouve à proximité de la voie ferrée, près de Podgorje. Ils arrivent dans une voiture banalisée. Ils n’ont ni sirènes ni feux clignotants. Un agent descend rapidement de la voiture. Il vient me rencontrer, me demande des documents, où je vais et où je pense traverser la frontière. Ce dernier détail est important : surtout pour le SUV de la police qui m’attendra quelques kilomètres plus loin, juste sur la route qui mène à la frontière avec l’Italie.

Alors la police slovène m’a relâché

Le premier contrôle prend quelques minutes, mais je parviens à reprendre la route presque immédiatement. Deux heures plus tard, je sors de la brousse au nord-ouest de la ville de Črnotiče et traverse une route asphaltée. Quelques secondes passent et un SUV noir me bloque. « Pourquoi encore Trieste-Podgorje et Trieste ? », me demandent-ils en m’inscrivant une deuxième fois. «Je viens de Croatie», je réponds. Il y a un chien dans la voiture. Aboie plusieurs fois. Ils sont perplexes, peut-être me soupçonnent-ils d’être un trafiquant, un passeur. Mais je suis citoyen européen et suffisamment équipé pour ressembler à un randonneur. Ils vérifient la base de données, m’y gardent quelques minutes. Puis ils m’ont laissé partir. Je suis propre ».

Le journaliste Nicolò Giraldi lors d'un arrêt (photo Giovanni Aiello-TriestePrima)

Parmi les quelque 12 000 personnes qui sont arrivées à Trieste cette année en provenance de la route des Balkans, beaucoup ont emprunté ce chemin les uns après les autres. « On en voyait des centaines chaque jour – dit un habitant de Buzet, une ville de l’Istrie croate -, aujourd’hui ils sont peu nombreux, mais nous continuons à les voir ». C’est surtout d’ici que partent les voyages à pied des migrants vers l’Italie. Ils arrivent en bus depuis Rijeka. En été la connexion est quotidienne. Mais aujourd’hui, le bus ne part que le jeudi. Ce que j’ai fait en trois jours, les migrants le font en moins de 20 heures. Ils boivent des boissons énergisantes les unes après les autres. Le long de la route, les canettes de Redbull, Monster et Hells sont partout.

Quand j’arrive au château de Socerb (San Servolo, le long de la ligne séparant la Slovénie et l’Italie) la pluie tombe sans arrêt. Je glisse vers la frontière. Sur les sentiers se trouvent des brosses à dents, des dentifrices presque intacts, des boîtes de maquereaux, des blousons de cuir mais aussi des vestes de sport, des petites chaussures et chaussons pour enfants, des « métaux » (couvertures argentées), des bottes, des bonnets de laine, des parapluies, des poussettes, des cartes d’appel téléphonique, permis de séjour – déchirés. Le tout figé dans un paysage qui, fin décembre, est mortellement désolé.

Le mensonge des pièges photographiques dans les bois

L’arrivée en Italie n’a lieu qu’après avoir traversé la frontière sans surveillance. Il y a un panneau blanc en italien et en slovène, issu de ceux de la guerre froide : « Frontière de l’État à 70 mètres » (en bas de l’article, la photo de Giovanni Aiello-TriestePrima). Je n’ai réalisé que j’avais commis une infraction après avoir vu le panneau. Sans cette indication, personne ne pourrait s’en rendre compte. Et ceux qui empruntent cette route le savent très bien. Au fil du temps, il s’est modernisé. Voyager sans se faire « arrêter » par la police n’est pas impossible, bien au contraire. Celui de l’Italie – malgré les annonces de pièges photographiques dans les bois – se situe sur les grands cols. Personne ne patrouille dans les bois. Comme je suis passé, n’importe qui passe. Une fois arrivé à San Dorligo della Valle, je m’arrête devant la caserne des carabiniers. Il donne sur la place. Il pleut et les rues sont désertes.

Le chemin de fer qui mène à la frontière italienne en Istrie (photo Giovanni Aiello-TriestePrima)

Pour arriver ici, j’ai marché pendant des heures sur les mêmes traverses métalliques de la voie ferrée (photo ci-dessus de Giovanni Aiello-TriestePrima), que les migrants venant de la route des Balkans empruntent pour traverser la frontière istrienne entre la Croatie et la Slovénie. Ils ont été fabriqués par Ilva, il y a près d’un siècle, dans les hauts fourneaux de Piombino. Ceci est indiqué par la marque imprimée avec la date : an VIII de l’ère fasciste. Aujourd’hui, les trains n’empruntent presque plus cette voie ferrée, mais les migrants la préfèrent à la route car ils peuvent facilement s’y cacher. En fait, la frontière traverse les voies ferrées. Mais ici aussi, comme entre la Slovénie et l’Italie, il n’y a personne pour contrôler. Sur les côtés de la ligne se trouve une barrière de barbelés érigée par Ljubljana il y a de nombreuses années : les brèches pour passer à travers l’enchevêtrement d’acier sont cependant partout.

Là où la frontière italienne n’est pas gardée

Les êtres humains le long du parcours ne sont pas vus en décembre, à l’exception des traces qu’ils abandonnent sans être récupérés par personne. Entre Sveti Martin et Buzet, je rencontre trois garçons. Deux portent un sac de courses qui semble lourd. Ils marchent côte à côte. Le troisième les suit. A les voir, ils ne semblent pas venir du même pays. Les traits du visage sont différents. Il n’est même pas certain qu’ils soient demandeurs d’asile. Ils pourraient être des coureurs, des compagnons. Ou encore ceux qui restent en Croatie pour « vendre » la route aux nouveaux arrivants, afin de récolter plus d’argent pour pouvoir rembourser la dette contractée chez eux.

À partir du printemps 2024, Rijeka sera reliée à Trieste par un train. Les migrants qui continuent à emprunter cet itinéraire n’auront plus besoin de prendre un bus pour Buzet et de se diriger vers la capitale julienne. Ils arriveront derrière vous, avec un billet de deuxième classe, directement à la gare d’Opicina. En attendant ce jour, pour franchir les frontières qui séparent la Croatie de l’Italie, il suffit de mettre un pied devant l’autre le long de la voie ferrée. Se promener sur les pistes d’Ilva ou sur les sentiers karstiques, c’est un plaisir de passer par là. Les migrants le savent, la police le sait, tout le monde le sait.

Le panneau en Italie indiquant la frontière avec la Slovénie (photo Giovanni Aiello-TriestePrima)

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